Une enquête du Consortium international des journalistes d’investigation, a fait apparaître au grand jour que, pendant des années, le Luxembourg a attiré sur son territoire des centaines de sociétés internationales en leur accordant un traitement fiscal très avantageux. Ces décisions (« rulings » dans le jargon) ont évidemment réduit les ressources fiscales d’autres Etats européens.
Le travail d’investigation des journalistes est méritoire mais cette pratique n’était pas un secret. La Commission européenne s’était déjà penchée, par le passé, sur leur licéité sous l’angle des aides d’Etat. Des tentatives d’harmonisation du droit fiscal avaient été menées, sans succès. Vu les failles du cadre juridique européen, cette pratique n’est d’ailleurs pas forcément illégale, même si elle est moralement très critiquable. D’autres Etats accordent des facilités du même ordre, sans que le phénomène ait forcément la même ampleur, ni les mêmes modalités.
Cette question appelle donc une mobilisation collective des dirigeants nationaux et européens. L’inertie n’a que trop duré.
Pourquoi faut-il plus de convergence fiscale entre pays de l’UE ?
D’abord parce que le marché unique, qui est le socle de notre prospérité, repose sur la libre circulation des personnes, des produits, des capitaux et des services, par-delà toute barrière. Les divergences fiscales imposées aux sociétés créent des coûts de gestion et des tracasseries inutiles, préjudiciables au bon fonctionnement du marché. Même si une certaine émulation entre pays est saine, la distorsion de concurrence est, en l’occurrence, néfaste : elle peut conduire les entreprises à choisir de s’implanter dans un Etat membre pour des raisons règlementaires au lieu de faire des choix rationnels sur le plan économique.
En outre, un marché commun est un espace partagé et régulé dans l’intérêt de tous. Pas une jungle.
Un certain degré de convergence fiscale – notamment des assiettes des impôts, quitte à laisser aux Etats une certaine marge de fixation des taux – fait donc partie d’un marché bien régulé. Le rapport remis par Mario Monti au Président Barroso aboutissait déjà à cette conclusion, en mai 2010 et faisait des propositions pour y remédier. Il est hélas resté lettre morte sur ce point.
Enfin, au sein de l’UE et plus encore de la zone euro, existe désormais une surveillance budgétaire mutuelle. Comment tolérer qu’un Etat reproche à ses partenaires la mauvaise gestion de leurs finances publiques ou se prévale de conserver une excellente notation internationale (AAA) si, dans le même temps, il détourne leurs ressources fiscales à son profit ?
La lutte contre l’évasion fiscale ne doit pas servir de prétexte à l’arrêt de l’assainissement des finances publiques ou des réformes structurelles mais en aidant à retrouver l’équilibre, elle peut y contribuer.
Au lieu de seulement réclamer des délais à la Commission et à ses partenaires pour respecter ses engagements, la France pourrait prendre la tête d’une initiative pour la convergence fiscale en Europe. Rétablir la loyauté de l’imposition des sociétés (et des particuliers fortunés) mettrait fin à un dumping inéquitable qui choque à raison les citoyens, tout en redonnant à l’Etat français des ressources qui lui font défaut.
Pourquoi est-il si difficile de mettre en place une convergence fiscale ?
Les Etats considèrent ce domaine comme relevant de leur souveraineté. C’est un bon exemple des illusions souverainistes.
Les dirigeants nationaux aiment à faire croire à leurs opinions que le maintien du veto est un atout. Mais en conservant l’unanimité pour décider en matière fiscale, les Etats ont en fait encouragé ces pratiques déloyales : ils se sont mis dans les mains de partenaires bloquant tout progrès de l’harmonisation à coups de veto, alors même qu’ils ne représentent qu’une infime minorité des Européens. Ce n’est pas démocratique.
Ainsi, les Etats membres qui détournent les ressources fiscales profitent d’un espace collectif (le marché unique, où l’essentiel des libéralisations se décide à la majorité et sans lequel les entreprises notamment étrangères, ne s’installeraient pas dans le pays accordant « le ruling »), tout en refusant le jeu collectif (grâce au droit de veto en matière fiscale).
Que peut-on faire ?
En vertu des traités actuels, la fiscalité relève de la seule responsabilité des États membres mais d’abord, il n’est pas interdit de les changer. La responsabilité en incombe aux gouvernements.
Même dans le cadre existant, l’article 113 (TFUE) prévoit que le Conseil peut, à l’unanimité et après consultation du Parlement européen, arrêter « les dispositions touchant à l’harmonisation des législations relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires, aux droits d’accises et autres impôts indirects dans la mesure où cette harmonisation est nécessaire pour assurer l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence« .
La proposition de la Commission
Le 16 mars 2011, la Commission européenne a adopté une proposition relative à l’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS). Cette proposition n’est pas parfaite mais elle constitue une base immédiatement utilisable.
L’objectif de la proposition est d’établir des règles communes pour le calcul de l’assiette imposable des sociétés qui sont résidentes fiscales dans l’UE (et des succursales situées dans l’UE d’entreprises étrangères car comme la presse l’a déjà montré, des sociétés comme Amazon ou Google paient aujourd’hui en Europe des impôts dérisoires).
La proposition fixe des règles qui concernent le calcul des résultats fiscaux individuels de chaque société (ou succursale), la consolidation au sein d’un groupe et la répartition de l’assiette imposable consolidée entre chaque État membre éligible.
L’ACCIS ne s’attache pas à harmoniser les taux d’imposition. Mais en simplifiant les règles et leur application, elle permet de lutter contre les erreurs de calcul (coûteuses à la fois pour les États comme pour les entreprises) et aussi contre l’évasion fiscale.
L’avis du Parlement européen
Le 19 février 2012, le Parlement européen a rendu son avis sur l’ACCIS, au rapport d’une députée belge PPE, Marianne Thyssen. Il a fait tout ce qu’il pouvait faire. Les députés européens n’ont malheureusement pas de pouvoir législatif dans cette matière.
Le Parlement européen n’a pas moins fait un travail innovant et approfondi : il a proposé qu’une assiette consolidée soit obligatoirement mise en place, après une période de transition ; les sociétés européennes et les sociétés coopératives européennes, qui sont par définition transnationales, seraient immédiatement soumises à ce régime. Toutes les autres entreprises (qui sauf les petites et moyennes entreprises) devraient également appliquer la directive dans les 5 ans. Dans un délai de deux ans suivant l’entrée en vigueur de la directive, la Commission devrait fournir un outil permettant aux PME exerçant des activités transfrontalières d’entrer dans le régime de l’ACCIS sur une base volontaire.
Étant donné que le marché intérieur concerne tous les États membres, l’ACCIS devrait idéalement être mise en place par tous les États membres. Connaissant la sensibilité de certains gouvernements sur les questions fiscales, en cas d’échec à 28, les députés ont proposé d’avancer déjà à quelques-uns (c’est ce que le traité appelle une « coopération renforcée »). Cette coopération renforcée devrait être engagée par les États membres dont la monnaie est l’euro (19 en janvier 2015), mais serait ouverte à tout moment aux autres États membres. Cette solution n’est certes qu’un pis-aller car elle permet encore l’évasion dans les Etats récalcitrants. Ceci posé, si plusieurs Etats comme l’Allemagne et la France mettaient leur autorité dans la balance ou si un « deal » était trouvé, dans l’esprit du rapport Monti précité entre pays désireux d’aller vers la convergence fiscale et pays demandeurs de plus de libéralisation, les récalcitrants auraient de plus en plus de mal à tenir leur ligne. A condition bien sûr d’exercer le patient travail d’influence et de travail des opinions publiques que ces dossiers requièrent et qui est rarement fait. Dans ce contexte, le dossier du consortium international de journalistes prend toute sa valeur. Il a suscité une certaine émotion, il peut aider certains à revoir leurs positions. Le contexte international (OCDE, G20) est également beaucoup plus favorable qu’il y a quelques années. A condition de s’en donner la peine, les conditions sont plus favorables que jamais précédemment pour faire des progrès.
Qu’ont fait les gouvernements du projet ACCIS ?
A ce jour, pas grand chose…
Et maintenant ?
En tant qu’ancien shadow rapporteur du projet ACCIS ; je souhaite vivement que le dossier soit relancé. Pour étudier la question de l’évasion fiscale dans l’ensemble de l’Union européenne, les membres ECON de l’ADLE ont appelé le 11 novembre 2014 à la création d’une commission d’enquête temporaire.
Les gouvernements qui devraient réagir le plus vivement sont ceux qui sont en mauvaise posture budgétaire ; la France se grandirait à prendre la tête de ce combat. Elle sortirait de la posture défensive qui est malheureusement trop souvent la sienne aujourd’hui à Bruxelles.
Pierre Moscovici, depuis peu Commissaire en charge de la fiscalité, pourrait aussi plaider pour une relance du dossier Accis. Il pourrait s’appuyer sur sa collègue Marianne Thyssen, ancien rapporteur de ce texte au PE, et d’autres, désireux de parachever le marché intérieur. La mise en œuvre de l’ACCIS serait une bonne manière de répondre aux opinions choquées par ces révélations.
En parallèle à cette action sur le terrain de la législation, la Commission devrait poursuivre sans complaisance l’action engagée début octobre par Joaquim Almunia, alors Commissaire européen en charge de la concurrence. La direction générale de la concurrence a en effet lancé des enquêtes approfondies sur les régimes d’imposition des sociétés dans plusieurs pays dont le Luxembourg. Les ristournes d’imposition octroyées à certaines sociétés peuvent en effet s’apparenter à des aides d’État puisque le pays se prive de ressources fiscales.