François Bayrou détaille son plan économique et sa vision de la construction européenne, dans une interview accordée au quotidien La Tribune et publiée mercredi 30 novembre.
Vous qui êtes un européen convaincu, pensez-vous que nous nous trompons de construction européenne depuis 1992 ?
En 1992, les peuples européens ne se sont pas trompés. Donner à l’Europe une monnaie unique était une démarche visionnaire qui a permis pendant des années d’apporter protection et vigueur à la zone euro. On a commencé à se tromper à partir du traité de Nice, puis du traité de Lisbonne. L’Europe est devenue illisible, et ses dirigeants n’ont pas su arrêter une stratégie claire, forte et solidaire face à la crise.
Dans le contexte de crise actuelle vous mettez en cause le fonctionnement de l’UE. Pas les marchés financiers ?
Les banques et les marchés financiers sont responsables de la crise de 2008. C’est indiscutable et sévèrement condamnable. Ils se sont lancés dans une politique déraisonnable, de prêts hasardeux et de contagion virale par l’intermédiaire de produits financiers tout aussi risqués et opaques. Mais dans la crise de 2011, la vérité oblige à dire que ce ne sont pas les banques qui ont « planté » les Etats mais les Etats qui ont « planté » les banques. Ce sont les États aveuglés et laxistes qui ont accepté une dette insoutenable, et exercé une pression forte et constante sur les banques pour qu’elles souscrivent sans limite et aux taux les plus bas possible, aux obligations d’Etat. Cette déraison généralisée a mis le feu à la maison. Et les États sont incapables de trouver une réponse construite et fiable.
Comment en est-on arrivé là ?
Il y a eu dès les premiers jours de la crise une faute stratégique. Dès lors qu’on s’accommodait à l’idée qu’un Etat de la zone euro pourrait faire défaut, même partiellement, il devenait évident que la contagion du soupçon allait s’introduire à l’intérieur de la zone. Et dans une zone économique et monétaire, la contagion du soupçon est mortelle. Ce que je défendais dès le premier jour il y a deux ans c’était que les institutions de la zone euro devaient à tout prix, avec toutes les contreparties nécessaires, assurer la dette des Etats qui la composent. Il fallait, et il faudra de toutes façons, que la BCE, ou une institution adossée à la BCE, devienne l’assureur de cette dette, en permette le renouvellement le temps nécessaire au redressement, et que cette assurance soit équilibrée par des injonctions adressées aux Etats concernés pour qu’ils fassent le nécessaire pour retrouver leur équilibre national.
La BCE a racheté de la dette, pas loin de 200 milliards d’euros…
Oui, mais en le faisant sans le dire, tout en le laissant vaguement entendre. Cette absence de stratégie claire était périlleuse, en particulier pour nous car parmi les Etats de la zone euro, le pays dont la distance était la plus grande entre la réalité et sa réputation, entre sa notation et ses chiffres réels, c’était la France. La crise majeure ainsi créée débouchera sans aucun doute et inéluctablement sur l’intervention de la BCE. On fera au final ce que l’on aurait du faire depuis le début mais cela coûtera 30 fois plus cher. L’Europe et la zone euro vont mal. Il y a là quelque chose de très confus, chaotique, inefficace et impuissant, alors qu’on attend exactement le contraire : clarté, capacité, rapidité, efficacité, lisibilité. C’est pourquoi il faudra des changements institutionnels et surtout de pratiques institutionnelles.
C’est-à-dire ?
Le premier critère en démocratie, c’est qu’on sache qui fait quoi. En installant à la tête des institutions européennes des dirigeants sans notoriété et sans lisibilité, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, pour se mettre eux en avant, ont commis une faute politique. Il faudra un vrai président pour l’Europe. Président élu au suffrage universel, ou, dans un premier temps, élu par un congrès représentant à parité les parlements nationaux et européen, qui donnera à l’Europe un visage et une vision de l’avenir, et auprès de qui les citoyens puissent se faire entendre.
Vous envisagez un scénario catastrophe ?
Mais au scénario catastrophe, on y est. Qui peut prétendre aujourd’hui que la situation de l’Europe est satisfaisante, ou même à peu près correcte ? Il faudra, qu’on le veuille ou pas, sécuriser la dette souveraine des États de la zone euro. Il faudra donc inventer un mécanisme de coresponsabilité, notamment sur les sujets économique et budgétaire, entre les Etats membres de la zone euro et les institutions de celle-ci. Il n’est pas réaliste de croire qu’un abandon de responsabilité fera que « Bruxelles » commandera à la place des dirigeants dans les pays qui les ont élus. Il n’est pas imaginable que le pouvoir politique soit transféré à des techniciens encore moins à des mécanismes aveugles. Les peuples ne l’accepteront pas. C’est en Européen de conviction et d’engagement que je vous le dis. J’ajoute que si j’avais été en responsabilité, jamais je n’aurais accepté que le FMI entre dans le sauvetage de la zone euro.
La BCE s’y est opposée….
Jean-Claude Trichet avait raison. C’est un abaissement de l’autorité et de la légitimité de la zone euro. C’est du même ordre que d’avoir adressé des suppliques à la Chine. Dans l’histoire, on ne s’en tire au bout du compte que par ses seules forces. En rassemblant ses volontés et sa fierté.
Comment jugez-vous la manière dont Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont traité l’ancien Premier ministre grec, Georges Papandréou ?
Il avait fait une faute en n’avertissant pas – c’est d’ailleurs controversé – qu’il envisageait un référendum. Mais j’ai trouvé maladroite sa mise en accusation publique et sa mise au ban de l’Europe et le mépris qui l’accompagnait. Pour moi, le référendum était une démarche démocratique et juste. L’Europe ne s’en sortira qu’avec les peuples, et en retrouvant une authentique démarche communautaire.
Vous êtes à nouveau candidat à la présidence de la République. Quel regard portez-vous sur la situation économique et sociale de la France ?
Ce qui me frappe, c’est l’absence de réflexion et de prévision sur la situation du pays et sur les causes de ses faiblesses : déficit, dette, chômage, modèle social en crise, absence de capacité fiscale, etc. Or, la cause de tous ces maux est parfaitement indentifiable : on ne produit plus en France et, partant, on a laissé se créer une hémorragie cataclysmique du commerce extérieur. Cette situation relève d’un double paradoxe. Premièrement, la France est l’un des pays les plus technologiquement avancés au monde. Nous savons faire des fusées, des avions, de la pharmacie, des voitures. Nous avons gardé le sommet de la pyramide de production, mais nous en avons perdu la base. C’est cela qui est la cause de notre déstabilisation. Deuxièmement, ce n’est pas le chemin qu’on suivi les autres pays européens. L’Allemagne, l’Italie, la Belgique, avec la même monnaie et les mêmes salaires que les nôtres, ont gardé de larges gammes de produits. Nous c’est table rase. Tous ces problèmes sont liés. Un pays qui voit s’enfuir 75 milliards d’euros de ses ressources nationales, notre déficit commercial, et dans lequel, parallèlement, il y a une augmentation constante du nombre des foyers, cela conduit à une baisse du pouvoir d’achat, au chômage, à une crise des service publics. Alors la tentative désespérée, c’est le déficit pour continuer de soutenir un niveau de vie qui, en réalité, n’est plus équilibré par suffisamment de ressources. Et au bout du chemin, il y a le surendettement.
Que préconisez vous alors ?
On ne peut pas redresser le pays, y compris ses finances, sans un plan pour se remettre à produire en France. Dans tous les domaines, agricole, industriel, culturel, numérique, de services. Il faut à tout prix équilibrer notre commerce extérieur. Certes, c’est très compliqué. Cela exige que l’on fasse de ce sujet une obsession nationale. J’en viendrais volontiers à repenser un Commissariat au Plan, un lieu où tous les acteurs concernés seraient appelés à se retrouver pour définir une stratégie nationale de soutien à la production. Nous avons des grandes entreprises qui maîtrisent les technologies les plus contemporaines. Grâce à des mises en réseau, elles devraient pouvoir les mettre à disposition des PME. Nous avons aussi la chance d’avoir des réseaux de distribution parmi les plus puissants de la planète, c’est un impératif national qu’ils portent une part de la production de notre pays. Ensuite, il y a un travail énorme à consentir sur l’image de marque de nos produits, comme l’a fait l’Allemagne qui jouit d’une compétitivité hors coût nettement supérieur. Il faut impliquer le consommateur français en mettant en place un label qui lui permette une consommation responsable. Il faut reprendre et stabiliser notre droit du travail, inadapté, trop complexe et trop changeant, ce qui décourage les investisseurs. Ce que nous avons à assumer est du même ordre de grandeur qu’au moment de la reconstruction du pays à la Libération. Et cela exigera des réponses politiques inédites.
Justement, sur le thème de la compétitivité, quelle est votre position sur l’instauration d’une « TVA sociale » ?
J’ai autour de moi des défenseurs acharnés de la TVA sociale, comme Jean Arthuis. Moi, je suis moins convaincu. Mais le débat est ouvert. Les transferts envisagés n’entraîneraient qu’une baisse marginale du coût du produit, peut être de l’ordre de un pour cent, mais risquent, en revanche, d’être lourds pour le consommateur. Je crois au contraire de mes amis que la question du coût du travail n’est pas la plus fondamentale, et heureusement, s’agissant de la créativité du pays.
Quelles sont vos autres orientations en matière fiscale et sociale ?
D’abord, il faut rappeler que c’est dans la baisse des dépenses que se trouvera la première étape du rééquilibrage. Sur les plus de mille milliards de dépense publique, on doit économiser 50 milliards (c’est à peine 5 pour cent), ventilés en 20 milliards pour l’Etat, 20 milliards pour la Sécurité Sociale et 10 milliards pour les collectivités locales. Rien de tout cela n’est facile, mais dans un plan d’ensemble, sérieux, cohérent, 5 pour cent d’économies, c’est accessible. Mais il est vrai qu’il faudra aussi des recettes supplémentaires : je préconise, s’agissant de l’IRPP de porter à 45 pour cent l’actuelle tranche à 41 pour cent et je souhaite, à partir d’un haut niveau de revenu, une nouvelle tranche à 50 pour cent. Je pense aussi qu’il faudra augmenter le taux de TVA normal de deux points. Il faudra bien par ailleurs regarder les niches fiscales où de 20 à 25 pour cent d’économies peuvent être trouvées. Au total, on devra récupérer 50 milliards par an.
Et l’impôt sur la fortune ?
Mon projet en matière d’ISF est très simple : attribuer au patrimoine, hors outil de production, un revenu théorique annuel, par exemple de 0,5 pour cent, et l’introduire dans le revenu imposable de l’IRPP.
Sur les retraites quelle est votre position ?
La réforme des retraites est à faire, l’actuelle n’est en réalité pas financée et ne règle rien à long terme. Je souhaite aller vers un régime par points, individualisé, à droits acquis reconnus.
Que pensez-vous du débat sur la place du nucléaire dans l’énergie en France ?
Cela demande une réflexion de fond, sérieuse. Quelle est la question environnementale principale ? Si les scientifiques ont raison, la première menace, c’est celle du réchauffement de la planète par l’émission de gaz à effet de serre dus à l’utilisation massive de carburants fossiles. De manière stupéfiante, ce débat semble avoir disparu. La question du nucléaire doit être étudiée à cette aune. La part du nucléaire dans la consommation d’énergie en France n’est que de 16 à 17 pour cent. Plus de 75 pour cent provient des énergies fossiles (essence, diesel, fuel, charbon…).
Pour le nucléaire, si nous avions de vraies assurances sur la sécurité des centrales – sécurité prise au sens large -, je considère que ce serait une bonne énergie de transition entre la situation actuelle et l’énergie la plus décarbonée possible dans trente, quarante, cinquante ans. J’espère qu’à une ou deux générations s’ouvrira le temps des énergies sans nuisance (solaire, éolien, hydrolien, biomasse, géothermie, hydrogène). Pour l’instant, le compte n’y est pas. Car s’il s’agit de remplacer la production d’électricité nucléaire par de l’électricité produite à partir du carbone fossile, on va à l’encontre de l’objectif principal que l’humanité doit poursuivre pour lutter contre le réchauffement climatique.
Pour autant, les politiques ont le devoir de poser deux questions sur le nucléaire. Première question : est-ce que les opérationnels sont capables de maîtriser le disjoncteur. C’est-à-dire d’être capable à 1.000 pour cent d’interrompre la réaction nucléaire s’il y a un accident et, ensuite, d’être capables, la réaction interrompue, de continuer à refroidir le cœur pendant le temps nécessaire. Deuxième question tout aussi importante : existe-t-il un scénario crédible à l’échelle des prochaines générations – trois, quatre générations – de retraitement des déchets nucléaires. Je veux bien que l’on prenne le risque de confinement pendant trois ou quatre générations mais nous ne pouvons pas accepter que, pendant 10.000 à 20.000 ans, la planète se trouve soumise à cette menace silencieuse. L’humanité peut s’engager pour quelques générations, elle ne peut pas s’engager pour des milliers d’années.
Il faut donc organiser un débat national autour du « mix » énergétique. Nous avons le droit et le devoir comme nation d’y réfléchir, de trancher au Parlement ou par referendum, mais ce que je récuse absolument c’est que l’on règle cela sur un coin de table entre des gens qui ne savent même pas ce qu’ils écrivent.
Si vous êtes élu, que ferez-vous de la loi Hadopi ?
Les droits d’auteurs, tout le monde y est sensible. Mais je n’ai jamais cru à Hadopi. Prétendre contrôler les pratiques d’internautes sur Internet est dangereux, et cela ne se fera pas. Cela signifierait un contrôle perpétuel sur les échanges privés. Il y avait le peer-to-peer, maintenant c’est le streaming que l’on veut contrôler, après ce sera quoi ? L’idée d’une licence globale, qui dégage une ressource chargée de compenser le manque à gagner des créateurs, a toujours eu ma préférence. Ainsi le téléchargement devient légal et les créateurs n’y perdent pas. Cette solution est d’ailleurs en train de se mettre en place, sans intervention de l’État, avec des sites comme Spotify ou Deezer, qui contre abonnement donnent accès à la totalité de la musique produite, avec versement aux auteurs et interprètes à proportion du nombre d’auditions. Cela se fera aussi pour le cinéma.
Que répondez-vous quand Hollande vous propose d’entrer dans son gouvernement ?
Ou que l’UMP fait de même… La même chose : je suis candidat pour changer le scénario dont on voudrait nous faire croire qu’il est déjà écrit, le perpétuel UMP/PS. Et j’ai fait la preuve que c’était possible. Deuxièmement, ce que révèlent ces appels divers c’est une réalité : ils savent bien, les uns et les autres qu’ils ne pourront pas gouverner dans la crise qui vient avec la majorité qu’ils affichent. Les temps sont exceptionnels, il faudra une réponse exceptionnelle, inédite, plus large, plus rassembleuse, c’est cette certitude qui me fait me présenter devant les Français.