La France s’enorgueillit d’être «la patrie des droits de l’homme » mais la situation finirait par donner raison à Robert Badinter quand il interroge grinçant : « peut-être la France n’est-elle finalement que la patrie de la déclaration des droits de l’homme ? »
Le Président de la République a annoncé jeudi 3 septembre, aux côtés de la Chancelière allemande, qu’il se ralliait à l’idée d’une répartition des réfugiés entre les différents pays européens. C’est une évolution tardive mais heureuse qui mérite d’être saluée. Il y a quelques mois, Manuel Valls rejetait avec force les exhortations du Président de la Commission européenne allant dans le même sens. L’espace Schengen étant unique, chaque pays doit contribuer à une solution commune.
Il aura donc fallu des images, un camion chargé de cadavres asphyxiés, un corps d’enfant noyé sur une plage où les bambins de son âge jouent, pour que les responsables politiques osent défier les forces xénophobes. Depuis des années, les Italiens alertent pourtant sur les noyades dans le détroit de Sicile.
Pourquoi faut-il le faire ?
On ne laisse pas mourir des êtres humains sans essayer au moins de leur porter secours. Le code pénal condamne « la non assistance à personne en danger ».
On ne peut pas « tous les renvoyer chez eux ». En Syrie et dans plusieurs pays, la guerre fait rage. Des familles fuient les bombardements, le manque d’eau et de nourriture, les viols, le fanatisme. Naturellement, si – comme cela semble le cas – des personnes originaires de pays où leur vie n’est pas menacée, comme les Balkans par exemple – essaient de se mêler aux réfugiés de guerre, il faut différencier. Le devoir d’accueil vaut prioritairement pour les personnes menacées, en provenance de zones dangereuses ou déshéritées, sans qu’il soit toujours facile d’opérer des distinctions.
Les migrants ne sont pas seulement un problème à gérer. Tout être humain a des talents, des compétences. Tous auront le caractère trempé par les terribles épreuves qu’ils traversent. On ne diminue pas le chômage en partageant une quantité donnée de travail mais en faisant preuve de dynamisme et d’innovation. Un apport de population, souvent jeune et qualifiée, prête à tenter sa chance, peut avoir un impact positif sur l’économie.
Le souverainisme est démenti par les faits. Il n’y a pas de solution nationale satisfaisante aux problèmes majeurs auxquels nous sommes confrontés. Dire le contraire est un mensonge. Nous avons besoin de mutualiser les moyens européens pour assurer notre sécurité face au totalitarisme de Daesh, pour stabiliser le Moyen-Orient comme pour assurer un contrôle efficace et humain de nos frontières, voire simplement pour respecter nos engagements internationaux relatifs à l’asile.
Peut-on le faire, dans un contexte de populisme exacerbé ?
Quand il s’agit de vie ou de mort, les citoyens attendent des dirigeants qu’ils prennent de la hauteur. Sans instrumentaliser les victimes, le péril invite à agir résolument. Certaines querelles politiciennes, certains calculs deviennent dérisoires. Comme au moment des attentats à Paris, les évènements transforment les esprits.
Ce qui se joue ces semaines-ci est inédit depuis la création de l’Europe, capital pour son avenir, son image et celle de la France en Europe. Quand les êtres humains se mettent en marche, on sort des scénarios ordinaires. La gravité des enjeux peut aussi aider à franchir des étapes inimaginables il y a encore quelques mois.
Les pro-Européens déçus attendent une initiative qui redonne du souffle à l’Europe. Nombreux, souvent silencieux, ils peuvent basculer du mauvais côté par désespérance ou bien retrouver le goût de construire quelque chose de grand et de juste. Le FN et ses succédanés prospèrent parce que le « contre-discours » est trop peu audible, la responsabilité étant d’ailleurs partagée entre tous les partis modérés (ou censés l’être) et certains religieux et intellectuels complaisants avec la xénophobie identitaire.
Que faire ?
Pour les migrants, l’urgence est à l’accueil.
Les autorités allemandes ont annoncé être prêtes à accueillir 800 000 personnes, soit environ 1 % de la population fédérale. Angela Merkel multiplie les discours contre la xénophobie, dénonce les exactions de groupuscules attaquant les centres d’accueil, assure que l’objectif peut être atteint. La société civile allemande, surtout à l’ouest, se mobilise avec générosité. En 1992/93 lors de la guerre en ex-Yougoslavie, l’Allemagne a fait un effort considérable d’ouverture. Elle a l’expérience de ce type d’opérations et sait qu’une fois la paix revenue, nombre des demandeurs d’asile souhaitent rentrer dans leur pays.
Si la France en faisait autant, elle pourrait accueillir … 650.000 personnes ! Pour toute l’Europe, Jean-Claude Juncker parle de 120.000 individus ! Pour mémoire, des pays assurément plus pauvres que nous, comme la Jordanie ou le Liban, atteignent des niveaux d’accueil représentant 20 à 25 % de la population nationale.
Au-delà, il faut réfléchir au type d’Europe dans laquelle nous voulons vivre. Comment combiner plus clairement solidarité et responsabilité.
Nous n’avons aucun intérêt à défaire l’espace Schengen qui nous donne une grande liberté. En assurant le passage des frontières sans contrôle, il permet, par exemple, aux marchandises de circuler, aux frontaliers d’aller travailler tous les matins. Promettre son démantèlement est démagogique, vu la longueur des files de camions et l’exaspération des voyageurs qui en résulteraient. En revanche, à cet espace commun doit correspondre une action publique commune.
Les Etats qui se dérobent à leurs devoirs ou bafouent les valeurs européennes tout en tirant profit de l’ouverture, n’y ont aucune place La complaisance envers Viktor Orban notamment, au sein du PPE, n’a que trop duré.
Les secteurs concernés sont, il ne faut pas le cacher, particulièrement sensibles et régaliens.
L’action à entreprendre à l’extérieur, complexe, doit englober des initiatives diplomatiques et de défense de long terme, visant à créer les conditions d’une stabilité durable au Moyen Orient et Méditerranée (et une auto-critique de ceux qui sont allés y porter le chaos, comme la France et le Royaume-Uni en Libye). Elle suppose aussi d’apporter un appui aux Etats qui se trouvent géographiquement en première ligne et plus encore de travailler dans les pays de départ pour traquer les passeurs et encourager sur place les filières légales.
Elle devrait se doubler d’une action à l’intérieur de l’UE visant à uniformiser les conditions d’application du droit d’asile, éviter les abus et les fraudes tout en veillant à l’humanité de l’accueil.
Cette crise montre que l’Union européenne mérite d’être repensée. En apportant des décennies de paix à l’Ouest de l’Europe, en accompagnant la fin du communisme à l’Est, elle n’a pas démérité. Mais désormais l’enjeu est d’une tout autre ampleur : face au basculement du monde, dont les migrants sont le symbole le plus poignant, les Européens sont au pied du mur.
Le moment du choix approche. Nous allons bientôt savoir qui veut avancer et qui renâcle. Si certains partenaires rechignent à la solidarité dans les heures difficiles, s’ils ne sont pas prêts à partager la souveraineté, il faudra les laisser à leur solitude nationale.
La France a quelques questions à se poser. Longtemps, les hommes politiques français ont pensé empocher les avantages de l’Union sans s’engager trop dans le partage du pouvoir. Certains ont caressé l’idée d’un « gouvernement économique », magistrale illustration d’un dessein tronqué. On ne peut pas continuer à faire du « business » ensemble, au détriment de la démocratie et en laissant de côté l’essentiel. Les bouleversements du XXIème siècle balaient ces bricolages.