Dialogue sur le terrain
Les hasards du calendrier sont parfois incroyables. J’ai ainsi eu la chance d’avoir jeudi 19 novembre, quelques jours après les attentats de Paris, une discussion prévue de longue date avec des jeunes Bruxellois âgés de 20 ans environ, élèves d’un lycée professionnel. D’origines très diverses, ils sont pour la plupart des enfants d’immigrés ou des jeunes arrivés très récemment. Maghreb, Turquie, Amérique du Sud, Asie, Caucase, Europe de l’Est…La mixité de nos sociétés est une réalité, même si certains populistes refusent de la voir.
Une échevine (adjointe au Bourgmestre) de Molenbeek, en charge du dialogue interculturel, Sarah Turine et une Députée du Parlement bruxellois, Isabelle Durant, y ont aussi participé ainsi que plusieurs artistes. J’étais en tandem avec Mohamed Ouachen, acteur et cinéaste, créateur de la plate-forme « diversité sur scène », destinée à valoriser la diversité culturelle de la capitale belge.
Cette rencontre a été riche d’enseignements sur les réactions et les attentes de la jeunesse. Que peut-on en retenir ?
Ces jeunes ont envie d’exprimer ce qu’ils ressentent. Ils ont besoin de parler. La violence qui traverse notre société, la férocité des attentats les ont choqués. Ils ont du mal à affronter la complexité du monde, les évènements qui s’enchaînent, de Syrie à Molenbeek et Paris, comme ils ont du mal à comprendre les raisons de la guerre au Moyen-Orient ou encore le sens de l’espace Schengen. Mais ils se posent beaucoup de questions justes. Ils ont, avec leurs mots, des réactions fortes. « La religion ce n’est pas cela ». « Dieu ne permet pas le suicide ». « Les musulmans respectent la vie ». « Les gens au stade, au café, n’avaient rien fait de mal ». Toutes ces phrases sont revenues en boucle. Ils rejettent clairement les crimes, et notamment les musulmans, refusent très clairement le meurtre au nom de l’islam.
Ce qui m’a le plus frappé, c’est le sentiment d’injustice qu’ils ont au cœur, dont bien des responsables politiques, à mon sens, ne mesurent pas la force. Ainsi, ils ont aussi dit : pourquoi cette mobilisation pour les morts parisiens et pas pour les victimes d’attentats dans d’autres pays (Liban, Palestine, Syrie notamment) ? Pourquoi tant de discours sur les droits de l’homme dont on ne voit pas la confirmation dans la vie quotidienne ? Et les élèves de déplorer les ghettos, les classes où la mixité sociale est insuffisante, le racisme ordinaire et les discriminations à l’embauche.
Et, comme les adultes, ils sont travaillés par des dilemmes philosophiques délicats : que doit faire un musulman face à ces criminels ? Doit-il se justifier comme s’il avait quelque chose à voir avec eux ? La liberté est-elle sans limite ? Les dessinateurs de Charlie Hebdo n’avaient-ils pas aussi à respecter la sensibilité des Musulmans ? Les Occidentaux n’ont-ils pas provoqué le monde arabe ? Les interventions militaires en Irak, en Libye n’ont-elles pas favorisé l’expansion de Daech en contribuant au chaos?
Même si l’Europe leur paraît bien abstraite, ils s’interrogent. Que fait l’Europe ? On dit qu’elle apporte la paix mais « le Président français parle de guerre ». Que veut dire « être en guerre » ? Quel est alors notre ennemi ? Et surtout cette phrase qui sonne durement aux oreilles de qui a des responsabilités : pourquoi les politiques réagissent-ils toujours après les évènements au lieu d’anticiper et d’agir en amont ? Ne voient-ils pas les dangers, les injustices ? Faut-il des morts pour comprendre ?
La principale conclusion que j’en tire est le besoin de dialogue. Même si les adultes n’ont pas toutes les solutions, ils devraient plus encore écouter la jeunesse, libérer la parole, accompagner et encourager ces jeunes citoyens dans leurs réflexions. Face au matraquage des réseaux sociaux et de certains médias, il est capital de les aider à renforcer leur capacité d’analyse et leur esprit critique. Ils ont besoin d’écoute, de repères et de rappels factuels, historiques et juridiques ; il faut que nous prenions le temps d’expliquer d’où vient l’Europe et pourquoi l’Etat de droit est important, même s’il est imparfait. Il faut leur apprendre que les discriminations existent mais sont contraires aux lois, afin qu’ils aient le courage de les combattre, au lieu de baisser les bras. Il faut leur faire comprendre aussi combien les dossiers d’aujourd’hui sont complexes, quoique racontent certains partis. Nous devons aussi entendre les demandes d’équité sociale, de non-discrimination, de justice.
Doute sur le terrain
Cette expérience concrète m’a confortée dans le sentiment que la responsabilité des élus est singulière. Ce qu’ils disent, dans des moments aussi troublés, n’est pas anodin. Ils peuvent aider à réconforter les coeurs, à rassembler ou, au contraire, égarer les esprits. En France, ce sont les régions qui sont chargées des lycées et de la formation professionnelle et exercent donc une responsabilité particulière envers la jeunesse.
Alors même que les jeunes de toute l’Europe, Belges, Français ou d’autres pays, se posent des questions qui appellent la défense résolue de l’Etat de droit, il est consternant qu’un candidat à la présidence de la région Rhône Alpes Auvergne, Laurent Wauquiez, propose de mettre en détention toutes les personnes fichées (les fiches dites « S »). Et se veut rassurant en précisant que, dans ces « Guantanamo » bien de chez nous, contrairement au camp américain, on ne pratiquerait pas la torture…
L’emprisonnement sans procès ni droit de la défense marquerait le retour à l’Ancien Régime et aux lettres de cachet. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 confie au juge le soin de garantir les libertés publiques.
En cette période, la sécurité est évidemment cruciale. C’est bien pourquoi l’état d’urgence, confirmé par le Parlement, permet aux forces de police, à titre exceptionnel, d’exercer des pouvoirs accrus sans mandat du juge. En revanche, il ne saurait être question, sans nous renier nous-mêmes, de brader durablement l’un des fondements de notre Etat de droit. La surenchère sécuritaire est l’un des pièges tendus par les terroristes dont le but est de détruire nos libertés.