L’Europe repose sur des choix moraux qui, pour être trop souvent perdus de vue, n’en sont pas moins essentiels : la coopération au lieu de la vengeance, le respect du droit, la solidarité.
C’est la raison pour laquelle il faut combattre une idée qui circule en ce moment, en Grèce et hors de Grèce : justifier l’effacement de la dette grecque par la créance que ce pays possèderait sur le Reich nazi[1].
1. Cette revendication ignore un choix historique majeur accompli après 1945 : le refus d’imposer des réparations, la volonté de coopérer avec l’ancien ennemi.
Après 1945, les autorités américaines et européennes ont tiré les leçons de la période qui a suivi la première guerre mondiale. Elles ont voulu éviter l’erreur commise en 1919 quand le traité de Versailles infligeait à l’Allemagne vaincue d’écrasantes réparations dont le principal effet aura été de créer du ressentiment et de paver la voie à un nouveau conflit.
Le Plan Marshall américain de 1947, comme la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950, obéissent à une logique radicalement différente : tirer un trait sur le passé, construire un avenir commun. Idéaliste en apparence, cette solution s’est avérée infiniment plus judicieuse que les cycles antérieurs de guerres, représailles et réparations.
Nous devons mesurer à sa juste valeur la clairvoyance d’hommes qui avaient vécu dans leur chair deux guerres mondiales. Ils venaient de combattre le nazisme et avaient souvent perdu des proches dans ces conflits. La tentation de la vengeance aurait pu être la plus forte. Ils ont pourtant su la dominer et voir plus loin.
Dans son ouvrage « Les conséquences économiques de la paix », l’économiste britannique JM Keynes avait d’ailleurs dénoncé avec une grande lucidité, dés 1919, les périls que portait en lui le traité de Versailles. Il y a quelque ironie à ce que des courants politiques qui réclament des politiques « keynésiennes » oublient cette leçon fondamentale de JM Keynes.
2.Cette revendication néglige des accords internationaux de 1953 et 1990
Après 1945, juridiquement « l’Allemagne » n’existe plus. Les quatre puissances victorieuses (Etats-Unis, URSS, Grande-Bretagne et France) ont, au nom de tous les belligérants, des « droits réservés » sur l’ancien Reich qui a capitulé. L’affrontement Est-Ouest empêche cependant la signature d’un traité de paix « classique » qui aurait réglé les questions de souveraineté de l’Allemagne, fixé les limites de son territoire et organisé ses relations économiques avec les ex-belligérants. Toutes ces questions sont mises de côté. Elles resteront gelées aussi longtemps que durera la « guerre froide ».
Les Occidentaux ont néanmoins fait le choix de regrouper leurs trois zones d’occupation, favorisant l’émergence de la République fédérale d’Allemagne (RFA) dont les dirigeants revendiquent la légitimité à représenter seuls « l’Allemagne dans son ensemble ».
Pour les Américains, la priorité est l’ancrage de la RFA à l’Ouest. Un accord sur la dette extérieure allemande, signé à Londres le 27 février 1953 (dont de nombreux Etats, Grèce incluse, sont signataires) effacent en partie certaines dettes allemandes, tout en « différant jusqu’au règlement définitif du problème des réparations… l’examen des créances issues de la deuxième guerre mondiale des pays qui ont été en guerre avec l’Allemagne ou ont été occupés par elle au cours de cette guerre. » (article 5.2)
Autorisée à se réarmer après l’échec de la Communauté Européenne de Défense, l’Allemagne rejoint l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Pays fondateur de la Communauté du Charbon et de l’Acier, elle participe aussi au Marché Commun mis en place par le traité de Rome de 1957.
Le 12 septembre 1990, à la suite de la chute du mur de Berlin, après plusieurs mois de négociations, le traité 2 + 4 « portant règlement définitif concernant l’Allemagne » (conclu entre la RFA et la RDA ainsi que les quatre alliés de 1945, Etats-Unis, Royaume-Uni, URSS, France), signé à Moscou, rend sa souveraineté pleine et entière à l’Allemagne.
Le traité fixe notamment ses frontières orientales sur la « ligne Oder-Neisse », entérinant une perte de territoire par rapport à l’Allemagne de 1938. Il règle les conditions du retrait des troupes et des armes soviétiques de l’ex-RDA. Il est exact qu’il ne dit rien des réparations mais c’est à dessein, comme le confirme la note récapitulative, rédigée par les négociateurs français[2].
« Le traité de Moscou ne contient pas toutes les clauses d’un traité de paix ; il n’en porte pas le nom. En particulier, il ne mentionne pas le problème des réparations. Néanmoins, par delà ces différences, le document du 12 septembre contient certains des aspects essentiels d’un traité de paix, au premier rang desquels la fixation des frontières de l’Etat vaincu (…). Le consensus s’est fait pour préserver des symboles mais il est clair que le Traité de Moscou correspond au traité de paix auquel il est fait référence dans bon nombre d’actes internationaux depuis la seconde guerre mondiale. C’est par ce non-dit, présent à l’esprit de tous, que l’accord du 12 septembre met véritablement un terme à la période ouverte en 1945 ». Cette interprétation est confortée par le préambule de l’accord.
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Il serait périlleux d’ouvrir la boîte de Pandore du passé. Les négociateurs du traité de Moscou ont pris leurs responsabilités. Ils négociaient des décennies après la capitulation du Reich, avec une RFA qui est une démocratie solide, insérée dans des enceintes multilatérales (OTAN, CEE, Conseil de l’Europe), au moment où l’URSS acceptait enfin le dégel. Ils ont obtenu des garanties sur les frontières de l’Allemagne et son appartenance à l’OTAN. Si la légitimité de cet accord était mise en doute, l’Allemagne ne pourrait-elle pas se dédire de ses engagements, tout comme la Russie et tous les autres signataires ? Jusqu’où irait-on ?
La renonciation aux réparations ne saurait être interprétée comme une quelconque complaisance avec le régime nazi. C’est justement parce que les autorités et le peuple allemands ont fait un travail de mémoire exceptionnel et condamné sans relâche les crimes nazis, qu’il est possible de travailler en bonne intelligence avec l’Allemagne unie. La page est définitivement tournée.
Une solidarité sonnante et trébuchante a remplacé les réparations de guerre. La Grèce n’a pas récupéré l’argent dérobé par les nazis mais elle a grandement bénéficié, pour sa sécurité, de l’existence de l’OTAN. Elle a aussi reçu des sommes non négligeables au titre des fonds européens (selon la Commission européenne, environ 68 milliards d’euros depuis son adhésion en 1981[3]). Ces fonds ont été financés par les contributions des citoyens des autres Etats membres, au premier rang desquels la RFA, avant et après 1990. Enfin, la Grèce a bénéficié depuis 2010 de prêts à taux réduits ou sans intérêts s’élevant au total à 240 milliards d’euros tandis que sa dette privée a déjà été en grande partie effacée.
Enfin, il est trop facile de se donner bonne conscience en proposant de faire payer « les riches » (du Nord) opposés aux « pauvres » (du Sud). De grandes différences patrimoniales existent entre Européens, liées aux écarts de richesse entre Etats membres mais aussi au sein des Etats membres. Ces calculs sont toujours délicats[4] mais il est indéniable qu’en Grèce, certains ménages aisés, certains secteurs d’activité (l’armement de navires) ou institutions (l’Eglise orthodoxe) échappent largement voire totalement à l’impôt. L’équité commande de faire contribuer les plus nantis, où qu’ils se trouvent.
Dans l’Union européenne, démocratique, chacun est libre de contester les décisions prises dans la crise de la dette souveraine ou encore de critiquer le gouvernement fédéral allemand. Il existe suffisamment d’arguments pertinents tirés de la situation sociale grecque et des erreurs commises par les gouvernements grecs précédents, comme par les institutions européennes pour bâtir des argumentations solides, ancrées dans les réalités de 2014. La zone euro a besoin de politiques plus ambitieuses de lutte contre les inégalités, contre la pauvreté, contre le dumping fiscal. Une nouvelle gouvernance permettant de mener des politiques macro-économiques communes est aussi indispensable. La question de savoir si la dette actuelle est soutenable, et selon quelles modalités, ne doit pas non plus être taboue. Dans le cadre actuel, le gouvernement grec peut plaider pour un allègement de dette, même s’il serait délicat à mettre en œuvre.
En revanche, aucun responsable politique digne de ce nom ne devrait prendre le risque de mettre en péril l’ordre de paix mis en place après la seconde guerre mondiale.